lundi 19 avril 2010

Célestin Deliège (1922-2010), une intellectualité musicologique

Par François Nicolas
(billet nécrologique pour la revue Dissonances, mai 2010)

L'existence de Célestin Deliège s’est confondue avec celle de la musique contemporaine, soit, de 1945 à 2010, soixante-cinq ans d’attention permanente et d’interventions incessantes.

Célestin Deliège, c’était d’abord une voix.
Beaucoup ont découvert cette voix par la radio – Deliège a longtemps produit une émission à la RTB (Bruxelles) -, d’autres à l’occasion de cours ou conférences (ce fut mon cas au printemps 1986 à l’Ens).
Sa voix était un étrange alliage de rocaille et d’inflexions mélodieuses, contrastant par de brusques accents un timbre cantabile coulé dans un phrasé clairement découpé et modulé de fortes articulations assumant la charge de convaincre.
Le discours de Célestin Deliège avait en effet ce souci singulier moins d’informer ou d’instruire que d’orienter et d’éduquer. Sa musicologie, faite d’innombrables savoirs patiemment accumulés, était ossaturée de vigoureux partis pris : elle était vécue et pratiquée comme une intervention dans la musique contemporaine au service de ce que Deliège estimait devoir être un art musical digne de ce nom et à hauteur des exigences de son temps. À ce titre, son discours relevait d’une véritable intellectualité musicologique, assumant sa charge propre de création : création de catégories et notions, de théories et réfutations, de projets et perspectives.
Célestin Deliège discutait en musicien musicologue (« je suis un musicien qui touche à la musicologie, ce qui est quand même mieux que l’inverse »  aimait-il à déclarer) à égalité de pensée avec les compositeurs, en interlocuteur à part entière. Pour un jeune compositeur des années 80, cette position d’égalité était une chance offerte à qui préférait la rencontre d’une libre intelligence à l’assujettissement d’un faire-valoir.

Célestin Deliège, c’était ensuite un regard, un regard traversant d’épaisses lunettes avant de vous atteindre, un regard qu’il vous était difficile de croiser durablement tant il semblait revenir constamment à soi, comme si l’extériorité où il se projetait n’était qu’un détour vers l’intériorisation d’une vision de la musique (Deliège aimait provoquer en déclarant qu’il préférait lire la musique à l’entendre : son œil pouvait ainsi trier ce que son oreille aurait dû subir).
Le regard de Deliège sur la musique contemporaine était très singulier, souvent désarçonnant, à la fois prévisible et improbablement coloré d’une nuance inattendue, conjuguant sans transition des éclats de colère et de rire qui venaient de très loin : d’une jeunesse de pensée et d’une sensibilité juvénile poursuivies à travers les âges de la vie et maintenues ardentes jusque dans un très vieux corps, tassé par les ans et replié par la maladie.

De cette voix et de ce regard, il nous reste heureusement de nombreux écrits, tout particulièrement son opus magnum 50 ans de modernité musicale (Mardaga) : le témoignage réflexif qu’il prodigue sur cette glorieuse période de la musique constitue une référence irremplaçable.

Sa mort est une grande perte pour qui a aimé cet homme, libre de penser par lui-même et assumant les conséquences universelles de ce qu’il avait eu le courage de décider.
J’ai aimé cette voix et ce regard, cette liberté et cette intellectualité, cette figure d’homme restant jusqu’au cœur du très grand âge sur la brèche, adressant sans relâche à chacune de ses rencontres cette question lancinante, sa voix et son regard témoignant s’il en était besoin que cette interrogation était pour lui vitale :
« Dans l’art musical aujourd’hui, qui vive ? »


François Nicolas