mardi 20 avril 2010

Derniers hommages
(discours prononcés aux funérailles)

sur cette page, des textes de :
François Nicolas et Bernard Foccroulle (d'autres suivront)
Cimetière d’Ixelles, Bruxelles, vendredi 23 avril 2010


Dernier hommage de
François Nicolas
 

Célestin Deliège nous lègue une musicologie que je caractériserai en trois mots.

  • 1     C’est une musicologie critique, assumant de fermes partis pris sur la musique, sachant en tirer toutes conséquences tout en assurant, avec le plus grand sérieux, son ancrage objectif dans les textes et les choses musicales.
  • 2    C’est une musicologie ouverte sur les autres disciplines de pensée - la philosophie, l’épistémologie, les sciences humaines… -, capable ainsi de dialoguer avec les autres manières de penser la musique et de mettre en rapport musique et reste du monde.
  • 3    C’est une musicologie s’engageant à égalité de pensée avec les musiciens, particulièrement avec les compositeurs : le musicologue n’y est ni un faire-valoir, ni un procureur mais un partenaire, assumant de penser par lui-même les questions musicales en partage.
Cette musicologie exigeante nous est précieuse, d’autant plus précieuse qu’elle est fort rare : sed omnia præclara tam difficilia quam rara sunt (Spinoza [1]).

Heureusement, cette musicologie, que beaucoup d’entre nous ont rencontrée oralement (nous sommes ici plusieurs - Antoine Bonnet, Pierre-Albert Castanet, Annie Labussière, Béatrice Ramaut-Chevassus comme moi-même - à l’avoir connue par ses interventions à l’Ens-Ulm en 1985-1986) a pris un tour écrit qui la rend disponible aux générations futures.
Célestin Deliège misait sur l’écrit et la lecture : l’oralité et l’audition constituaient pour lui une manière d’éveiller l’attention, mais une attention destinée à se prolonger en réflexion détaillée, en étude patiente et minutieuse des textes.
Voici, par exemple, comment il me conseillait, dans notre correspondance, d’aborder les émissions des radio :
« J'ai fait des centaines d'émissions et au début je passais des demi nuits à les rédiger. J'ai très vite compris qu'il n'en restait rien. “Les paroles s'envolent” est le dicton le plus juste à appliquer à la radio. J'ai donc fini par improviser. Quand vous avez un bon canevas et que vous improvisez, vous avez le meilleur résultat possible à la radio où le ton de la lecture se perçoit immédiatement et cela, c'est le ton du speaker ou du journaliste. Ne vous fatiguez jamais pour la radio : une heure de travail pour la radio est une heure perdue. Conseil d'un vieux routier. » [2]
Pour lui, l’écriture et la lecture étaient porteuses d’une tout autre responsabilité. Voici de quelle manière une telle responsabilité pouvait tourmenter le vieux routier au point, cette fois, de devenir celui qui demandait conseil :
« J’ai fait un rêve éveillé J’ai virtuellement terminé mon livre [Cinquante ans de modernité musicale], cinquante chapitres et deux appendices. Je vais bientôt entamer la relecture. Comment faire mieux qu’un mois par chapitre en moyenne ? Cela devrait prendre quatre à cinq ans. Je ne suis même pas sûr d’en disposer... C’est une catastrophe ! Si vous avez une idée de sauvetage, le noyé veut bien être repêché. » [3]

Si, grâce à ces écrits, cette musicologie, susceptible de nous aider à nous orienter tant musicalement qu’intellectuellement, nous reste, l’homme, musicien avant même d’être musicologue, par contre déjà nous manque…
C’est à lui que j’adresse, en hommage amical et reconnaissant, ces quelques vers de Rainer Maria Rilke [4] :
Vous souvient-il des mains, comme elles reposent sans poids.
C’est là notre lot : nous effleurer ainsi.
Les dieux nous empoignent avec une tout autre violence, mais c’est l’affaire des dieux.
Ah, si nous pouvions trouver un peu de pure et mince humanité moins éphémère,
un rebord de terre féconde, bien à nous, entre le fleuve et la roche !
Car nous ne pouvons plus le suivre du regard à travers des images qui l’apaisent,
ni en des corps de dieux qui le rendent à sa juste mesure.

et ce quatrain d’Ossip Mandelstam [5] :
Nous buvons la hantise des causes dans le pétillement vénéneux de nos coupes
et nous frôlons de nos crochets des infinis subtils comme une mort légère.
Mais, où les jonchets s’entremêlent, l’enfant reste sans mots.
L’univers dort  dans le berceau  d’une petite éternité.



[1] Derniers mots de L’Éthique : « mais les choses précieuses sont aussi difficiles que rares. »
[2] Bruxelles, 25 mai 1998
[3] Bruxelles, 28 mars 2000
[4] Fin de la deuxième Élégie de Duino
[5] Moscou, novembre 1933


***

Dernier hommage de
Bernard Foccroulle
 


Célestin, 

Avant même de te rencontrer, c’est d’abord ta voix, si caractéristique, reconnaissable entre toutes, que j’ai connue, par tes émissions du Troisième Programme et notamment par tes entretiens passionnants avec Boulez et Stockhausen. 

Notre première rencontre quant à elle remonte à près de quarante ans. C’était au Conservatoire de Liège, au début des années 1970. La CF venait de créer un cours d’analyse musicale dans nos conservatoires. Tu as été le premier professeur désigné pour ce nouveau cours, qui s’est très vite révélé palpitant. A vrai dire, c’est le meilleur souvenir de mes études musicales à Liège. Tu nous as donné des clés pour comprendre la forme-sonate, pour entrer dans le monde de Debussy, de Schoenberg, de Webern. Je me souviens avec précision et émotion de ton analyse des Symphonies d’instruments à vents de Stravinsky : non content de nous plonger dans les arcanes du contrepoint et les polyrythmies, tu chantais les parties et imitais à notre plus grande joie le son des cors ouverts, bouchés, des cuivres avec et sans sourdine… 

Alors que les cours d’écriture étaient encore marqués par l’académisme, et beaucoup trop éloignés de la musique vivante, tu nous faisais comprendre de l’intérieur ces chefs d’œuvre, parfois familiers, souvent encore méconnus. Tu encourageais les instrumentistes à penser et à approfondir leurs interprétations ; tu incitais les compositeurs à être prospectif et à élargir leur horizon; tu reliais la musique à l’histoire, à la linguistique, à la sémiologie, à la philosophie ; tu nous ouvrais de nouveaux horizons sur la modernité et sur l’art contemporain. 

Je garde d’ailleurs de cette époque à Liège des souvenirs magnifiques : Henri Pousseur impulsait une nouvelle dynamique au conservatoire, Pierre Bartholomée allait bientôt arriver à la tête de l’OPL, Philippe Boesmans faisait le lien entre la radio, le conservatoire, le centre de recherches et le festival de Liège, toute une génération de jeunes musiciens allait bénéficier d’un environnement artistique et pédagogique exceptionnellement créatif. 

Quelques années plus tard, je t’ai rejoint pour enseigner la même discipline, l’analyse musicale, dans ce conservatoire où j’avais fait toutes mes études musicales. Durant une quinzaine d’années, nous avons été collègues dans la plus grande convivialité. Tu as été un aîné amical, encourageant, attentif, stimulant. Nous avons discuté tant et plus de la meilleure manière de rendre compte d’un parcours tonal dans une œuvre classique. J’ai assisté avec une admiration prudente et, dois-je le dire, non sans quelque réticence, à ta découverte enthousiaste de l’univers de Schenker et plus tard de la grammaire générative. Nous avons partagé des batailles syndicales et milité pour une réforme en profondeur de nos conservatoires. Nous avons partagé des moments d’intimité et d’amitié, chez toi, avec Annick, Philippe, Jean-Jacques Nattiez, et d’autres amis, autour de repas d’un raffinement inouï que nous préparait Irène. Ton grand rire égayait ces moments-là, et beaucoup d’autres. 

Ce dont je me souviens aussi avec force, c’est ton refus de la médiocrité, sous toutes ses formes. De ton engagement, je retiens notamment la dimension éthique, dans toute la force de ce terme. 

Ton travail de pédagogue ne t’a pas empêché pas de continuer à produire et à écrire, sans relâche. Livres et articles se succédaient à un rythme impressionnant, produisant une des œuvres musicologiques des plus considérables de notre temps. Une œuvre qui n’a pas dit son dernier mot, et que j’espère avoir un plus le temps de découvrir aujourd’hui et demain. Mais de tout cela, je n’aurai plus la possibilité d’en discuter avec toi, et je le regrette profondément. 

Très clairement, c’est la création contemporaine qui t’a le plus passionné, sans discontinuité. 

Tu ne t’es pas contenté d’écrire et d’enseigner. Tu as participé avec enthousiasme au lancement d’Ars Musica. Je me souviens des premières réunions du comité artistique, des discussions passionnées, véhémentes parfois. Ton amour pour la dialectique sous toutes ses formes, hégélienne, marxiste, ou socratique, se traduisait par un goût de la polémique, par un véritable plaisir de la bataille d’idées qui n’excluait pas une certaine attirance pour la provocation. 

Dès la première édition d’Ars Musica, en 1989, tu nous as incités à inviter Harvey, Benjamin, Grisay, Dusapin, Rihm, Lachenmann, Lindberg, Saariaho … Ces compositeurs, relativement peu connus à l’époque, sont entre-temps devenus parmi les plus grands de leur génération. Depuis lors, le public d’Ars Musica, du Palais des Beaux-Arts et de la Monnaie les a retrouvés souvent, et avec ferveur. 

Mes fonctions à la Monnaie ont quelque peu écarté nos trajectoires respectives, et, par la force des choses, ralenti le rythme de nos rencontres. En outre, tu me l’as redit plus d’une fois, le monde de l’opéra t’a toujours dérangé par son hétérogénéité fondamentale, celle qui fait précisément à mes yeux, toute sa richesse, mais qui contredisait ton souci de rigueur et de cohérence ! Tu as d’ailleurs pratiquement exclu l’opéra, même dans ses formes les plus contemporaines, de tes sujets d’étude. 

Il y a un an environ, lorsque je t’ai rendu visite la dernière fois, c’est de musique contemporaine que nous avons surtout parlé. Tu m’as dit ton intérêt et ton admiration pour le travail de Fausto Romitelli, trop tôt disparu. Rentré chez moi, j’ai réécouté le très beau disque gravé par ICTUS. Cette fois encore, j’ai été frappé par la qualité et l’actualité de ton information, et plus encore par la vivacité de ta pensée. Tu as d’ailleurs gardé cette incroyable vivacité mentale jusqu’au bout, malgré le délabrement physique. 

Cette volonté de l’esprit que tu as manifestée tout au long de ta vie, cette volonté proprement infatigable, force notre admiration. De la même manière, chère Irène, nous te sommes à la fois très reconnaissants et profondément admiratifs pour ton engagement de tous les jours et ta présence forte et dynamique aux côtés de Célestin, à tous les moments de votre vie commune, et jusque dans les épreuves. 

Célestin, quelle que soit notre tristesse, immense aujourd’hui en raison de la séparation, le souvenir que je garde de toi est tout sauf triste. Les images que je garde de toi sont celles de ton appétit de la vie, de ton humour caustique, de tes rires, de tes convictions, de tes combats, de ton amitié… 

Ces images-là continuent de nous enchanter, de nous nourrir et de nous accompagner sur notre route. 

Pour tout cela, un immense merci !